Les scientifiques ont obligation de moyens, pas de résultats

Les scientifiques sont des hommes, pas des machines. Ils ont le droit de se tromper et ont le droit d’avoir des opinions différentes des autres.

Ainsi, de la prison ferme pour des experts ne renvoie nullement une bonne image de la société envers la science. Si ces experts ont été manipulés par des lobbies en étant incités financièrement à donner des avis étant à l’encontre de l’intérêt général, ils doivent être punis pour tromperie agravée.

Rien de tel, à priori, dans le dossier relaté ici. Des experts se sont trompés, de bonne foi, ils doivent donc être rappelés à l’ordre mais la prison est excessif par rapport à leurs erreurs.

L’erreur est humaine, et qui n’en commet pas ?

Un article du journal ‘Le Monde’ daté du 24 Octobre 2012

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Séisme de L’Aquila : prison ferme pour les experts
Sept spécialistes italiens ont été condamnés pour n’avoir pas prévu la catastrophe en 2009. Une première
Rome Correspondant

Les scientifiques italiens ont passé une mauvaise nuit. Lundi 22 octobre, sept d’entre eux se sont vu infliger une peine de six ans de prison ferme assortie de l’interdiction de tout office public pour  » homicide par imprudence « . Leur faute ? Selon le juge de L’Aquila, Marco Billi, qui a rendu la sentence, les sept hommes appartenant à la Commission nationale des grands risques auraient sous-estimé, en 2009, le risque de tremblement de terre. Le 6 avril de cette année-là, un séisme a ravagé la capitale des Abruzzes et plusieurs villages alentour, provoquant la mort de 309 personnes.

Les condamnés devront en outre verser solidairement 7,8 millions d’euros de dommages et intérêts aux parties civiles et de frais de justice. Ils resteront en liberté jusqu’à la fin de l’éventuelle procédure d’appel et de cassation.

A l’énoncé du verdict, vers 17 heures, dans la petite salle bondée du tribunal de L’Aquila, c’est la stupeur. Juge unique, M. Billi reproche aux prévenus d’avoir fourni des  » informations inexactes, incomplètes et contradictoires « . Les parties civiles n’en attendaient pas tant.  » Un jugement historique, commente un avocat des plaignants. Cela marque un pas en avant pour le système judiciaire et j’espère que cela conduira à des changements, non seulement en Italie mais dans le monde entier. « 

Pour les inculpés, c’est la consternation :  » Je suis découragé, désespéré. Je pensais être acquitté, je ne comprends toujours pas de quoi je suis accusé « , commente Enzo Boschi qui, peu de temps auparavant, présidait encore l’Institut national de géophysique et vulcanologie (INGV).

Leur  » faute  » a été commise le 31 mars 2009. Ce jour-là, à L’Aquila, Franco Barberi, Enzo Boschi, Mauro Dolce, Bernardo De Bernardinis, Giulio Selvaggi, Claudio Eva et Gian Michele Calvi se réunissent. A l’ordre du jour : les secousses répétées et de plus en plus fortes (près de 400 au cours des quatre derniers mois) qui mettent en alerte les habitants de la ville. Tous sont experts, sismologues, géologues ou spécialistes des situations d’urgence.

Aucun ne sait vraiment ce qui pourra advenir. Mais leur conclusion est rassurante. Franco Barberi estime qu’ » il n’y a aucune raison de dire qu’une séquence de secousses de faible magnitude puisse être considérée comme précurseur d’un événement de plus grande ampleur « . Un autre expert invite les habitants à ne pas s’inquiéter et à aller  » boire tranquillement un verre de montepulciano « , le vin local.

Une semaine plus tard, à 3 heures 32 du matin, la terre tremble à nouveau : la secousse, de 6,2 sur l’échelle de Richter, sera ressentie jusqu’à Rome, à plus de 100 kilomètres de là. Plus de 300 morts sont sortis des décombres. Le centre-ville de L’Aquila, riche d’oeuvres d’art, est fortement endommagé. Des dizaines de milliers de personnes resteront sans abri pendant de longs mois. L’Italie est sous le choc. Une plainte est déposée contre la Commission des grands risques dès le mois de juillet.

Rapidement, la polémique enfle. Peut-on prévoir un séisme ? La Commission des grands risques a-t-elle été à la hauteur de sa tâche en choisissant de ne pas donner l’alarme ? A la même période, un scientifique couronné de moins de lauriers, Giampaolo Giuliani, avait diffusé sur Internet des messages sur l’éventualité d’un tremblement de terre fin mars dans les Abruzzes. Sa méthode, basée sur l’étude de la concentration du gaz radon 222 libéré par la croûte terrestre avant les secousses, a été snobée par les experts.  » Un imbécile « , avait jugé Guido Bertolaso, alors responsable de la protection civile.

Est-ce cette désinvolture qui a motivé le verdict particulièrement sévère du juge Billi ? Est-ce la pression des habitants d’une ville qui, trois ans après le séisme, se présente toujours emmaillotée d’échafaudages et de structures d’acier enserrant les maisons fissurées ? Est-ce le cadre de ce procès, dont les 30 audiences se sont déroulées dans un bâtiment tout neuf de la zone industrielle après la destruction complète de l’ancien tribunal ?

Les arguments de la défense, qui a plaidé l’acquittement des sept experts en faisant valoir qu’il était impossible de prévoir un séisme, n’ont pas pesé lourd. Pas plus que la lettre de soutien signée par 5 000 scientifiques et envoyée au président de la République, Giorgio Napolitano.

Le procureur, Fabio Picuti, n’a pas hésité à risquer la comparaison avec le 11 septembre 2001 à New York.  » Après l’attentat, a-t-il dit, le rapport qui démontrait une analyse insuffisante des risques a conduit à la démission du chef de la CIA et de son adjoint. Cela montre qu’un tel raisonnement existe. « 

Le précédent de L’Aquila laissera des traces.  » C’est la mort de la collaboration entre l’Etat et les scientifiques, a commenté le physicien Luciano Maiani, actuel président de la Commission des grands risques. Il ne sera plus possible de donner un avis serein et désintéressé dans un tel climat de pression judiciaire et médiatique. « 

Et les familles des victimes ?  » On ne peut pas appeler ça une victoire. C’est une tragédie. De toute façon, ça ne ramènera pas nos proches, a réagi Aldo Scimia, dont la mère a été tuée dans le séisme. Je continue d’appeler ça un massacre commis par l’Etat, mais, au moins, nous espérons que nos enfants auront des vies plus sûres. « 

Philippe Ridet

    Des scientifiques dénoncent  » un précédent dangereux « 

    Une partie du monde scientifique s’est alarmée, lundi soir, de la condamnation des experts italiens, voyant dans ce jugement  » un précédent très dangereux « .  » C’est un triste jour pour la science « , a commenté la sismologue Susan Hough, de l’Institut d’études géologiques des Etats-Unis.  » Nous sommes profondément préoccupés, ce n’est pas juste la sismologie qui a été jugée, mais toute la science « , estime Charlotte Krawczyk, présidente du département de sismologie de l’Union européenne des géosciences. Pour Richard Walters, du département des sciences de la terre de l’université d’Oxford,  » on ne devrait pas envoyer en prison des responsables scientifiques qui ont fourni une information mesurée et scientifiquement exacte « . M. Walters redoute  » que cela ne décourage d’autres scientifiques de donner leur avis sur les risques naturels « .


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