Quand certains profitent de la justice pour gagner beaucoup d’argent

La France est le pays des râleurs, tout le monde le sait. C’est un sport national. Mais certains vont encore plus loin : ils profitent de leur talent de râleur pour soutirer de l’argent à des entrepreneurs. Résultat, une forme de chantage où l’on invite les entrepreneurs à mettre la main au portefeuille en échange de la tranquilité.

Ca marchait, jusqu’au jour où certains tribunaux ont remarqué qu’on les prenait pour des imbéciles : résultat, la plainte s’est retournée contre leurs auteurs.

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Les recours abusifs, plaie des chantiers immobiliers
LE MONDE | 03.01.2013 à 13h30 • Mis à jour le 03.01.2013 à 13h31 Par Isabelle Rey-Lefebvre

Le recours est simple et gratuit : il suffit de contester la validité du permis et d’aller trouver son titulaire afin de monnayer le retrait de ce recours.

Les promoteurs se plaignent depuis longtemps d’être l’objet d’un véritable racket exercé par certains auteurs de recours en annulation de permis de construire. Ils ont été entendus par la justice : en novembre 2012, la cour d’appel de Paris a condamné pour « manoeuvres frauduleuses constitutives d’escroquerie » dix cadres de haut niveau, directeur juridique, directeur financier, professionnels de l’immobilier et avocats.

Pour la première fois, les rançonneurs sont considérés comme tels et pénalement sanctionnés, à des peines de prison avec sursis de huit à dix-huit mois et à des amendes de 10 000 euros à 50 000 euros, sans compter le remboursement des sommes indûment perçues auprès des victimes.

Et ces victimes ne sont pas de simples et pauvres escroqués, mais des promoteurs parmi les plus puissants, comme le groupe Altarea, la Cogedim et la société Bouwfonds MAB.

MOTIF QUELCONQUE

La manœuvre, très en vogue sur la Côte d’Azur, est simple, sans risque, gratuite, et peut rapporter gros : il suffit de contester devant le tribunal administratif (l’aide d’un avocat n’est nullement obligatoire), et sur un motif quelconque, la validité du permis de construire affiché sur le site, puis d’aller trouver le titulaire du permis afin de monnayer le retrait de ce recours.

Deux conditions seulement doivent être respectées : saisir ledit tribunal dans les deux mois qui suivent la délivrance du permis et démontrer son « intérêt à agir », par exemple en étant riverain du futur bâtiment, fût-on simple locataire d’un cagibi…

Le procédé est légal et la transaction se fait souvent par l’intermédiaire d’avocats, beaucoup de promoteurs préférant payer tout de suite plutôt que d’attendre le dénouement, même favorable, d’un long processus judiciaire.

« INTÉRÊT À AGIR »

Dans le dossier de novembre, les faits sont anciens et remontent au milieu des années 1990. L’instruction a duré près de sept ans, auxquels s’ajoutent les multiples moyens soulevés par les mis en examen pour retarder le procès, notamment en posant moult questions prioritaires de constitutionnalité, toutes rejetées. En première instance, en 2008, le tribunal correctionnel de Meaux avait relaxé les prévenus (Le Monde des 5 février et 5 avril 2008), mais le parquet avait interjeté appel.

Le 13 janvier 1998, soit la veille de l’expiration du délai de deux mois après la délivrance du permis de construire d’un énorme centre commercial, Val-d’Europe, situé près de Disneyland, à Marne-la Vallée, une requête en annulation est déposée au tribunal administratif de Melun.

« Lorsque j’ai reçu une lettre d’un musicien, locataire d’un local de répétition, qui me proposait de négocier le retrait de son recours en faisant valoir son « intérêt à agir », j’ai été intrigué par cette expression peu habituelle pour un profane », témoignait Eric Ranjard, alors directeur général de la Ségécé, filiale de la BNP chargée de réaliser le centre.

EMBAUCHE DE DÉTECTIVES PRIVÉS

M. Ranjard fait volontairement traîner les négociations avec ce musicien – en réalité, animateur sur Radio Notre-Dame – et son avocat, qui exigent pas moins de 20 millions de francs (plus de 3 millions d’euros), et il embauche discrètement des détectives privés.

Ces limiers concluent très vite que non seulement le bail du local censé servir de lieu de répétition a été signé le 8 janvier 1998, cinq jours seulement avant le dépôt du recours, mais surtout qu’aucune activité ne s’y déroule, comme l’attestent les 21 constats d’huissier dressés entre les 23 janvier et 5 mars 1998. Le 26 mars, M. Ranjard porte donc plainte, déclenchant l’ouverture d’une enquête officielle.

Les policiers mettront au jour un système par lequel quelques personnes ont attaqué, en six mois, entre septembre 1997 et mars 1998, les permis de construire de quatre centres commerciaux d’envergure : Val-d’Europe, l’espace René-Coty au Havre (une opération menée conjointement par les promoteurs Altarea et Bouwfonds Marignan), un projet, à Roubaix, de la société Mac Arthur Glenn, et le centre commercial Bercy-Village, d’Altaréa, dans le 12e arrondissement de Paris.

TENTATIVE D’ESCROQUERIE

Plus surprenant encore : les instigateurs et principaux bénéficiaires de la tentative d’escroquerie sont, au travers d’une cascade de sociétés et prête-noms, Alain-Marie Germain et Jacques Lacroix, ex-directeurs juridique, pour l’un, et financier, pour l’autre, jusqu’en 1997, d’Altarea.

Ainsi, dans l’affaire du Havre, ces plaideurs n’ont pas même pris la peine d’aller en mairie se procurer l’original du permis de construire. Ils ont préféré photocopier l’exemplaire de leur patron, ce qui a d’ailleurs contribué à les confondre.

Ces deux cadres qui attaquent les opérations conduites par leur propre employeur en utilisant des informations privilégiées seront les plus sévèrement condamnés, en 2012, étant donné, notent les magistrats, « les conditions de leur particulière déloyauté ».

REQUÉRANTS PROFESSIONNELS

L’avocat Pascal Gourdault-Montagne, conseil régulier d’Altaréa dans d’autres dossiers, et cependant rédacteur des quatre recours litigieux même si son nom n’y apparaît pas toujours, est, lui aussi, parmi les plus sanctionnés. La condamnation s’assortit du remboursement des sommes indûment perçues auprès d’Altarea : 396 000 euros dans le dossier du Havre et 460 000 euros dans celui de Bercy-Village.

« Espérons que ce dossier fera jurisprudence et refroidira les ardeurs de certains requérants professionnels, sévissant notamment sur la Côte d’Azur », commente Me Jean-Pierre Versini-Campinchi, défenseur, à Marseille, de cinq promoteurs sous le coup de recours qu’ils estiment abusifs. Les protagonistes se sont pourvus en cassation.

Isabelle Rey-Lefebvre

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