Est-ce l’avocat qui a sapé la confiance en la justice ?

Un avocat se voit attaqué pour avoir dénoncé des pratiques honteuses de certains juges. On lui reproche donc sa liberté d’expression, alors même qu’elle est largement fondée puisque basée sur un faisceaux concordants d’indices avalisant les propos de l’avocat.

Les juges ne sont pas au-dessus des lois ! Ils se doivent d’être exemplaires. A ce titre, si leur comportement ne l’est pas, il est normal qu’un avocat puisse dénoncer une attitude qui ne serait pas en phase avec la position du magistrat.

Il serait trop facile que le juge soit inattaquable en tant que tel ! Le juge se doit de servir l’intérêt général, ainsi, il n’est pas un roi, mais un justiciable comme un autre quand il prend de trop grandes libertés avec la justice qu’il doit préserver…

Un article du journal ‘Le Monde’ daté du 23 Mai 2014

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La justice européenne appelée à définir la liberté de parole des avocats
Me Olivier Morice avait été condamné pour des critiques contre les juges de l’affaire Borrel
Strasbourg Envoyé spécial

Il s’est joué, mercredi 21 mai, une nouvelle bataille dans la longue marche des avocats pour les droits de la défense, cette fois devant la Cour européenne des droits de l’homme. Me Olivier Morice, condamné pour des propos peu amènes sur deux magistrats, attaquait le gouvernement français pour défendre le droit à la libre expression d’un avocat.

L’affaire remonte à loin, à l’affaire Borrel, ce magistrat retrouvé mort en 1995 à Djibouti. Son épouse, elle-même magistrate, reste persuadée qu’il a été assassiné et Me Morice, l’un de ses avocats, après une rude bataille, a obtenu en juin 2000 le dessaisissement des deux juges chargés du dossier, Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire. Notamment parce qu’ils avaient refusé sa présence lors d’une reconstitution sur place. L’avocat a demandé à voir la vidéo de la reconstitution. Le nouveau juge désigné lui a répondu qu’il ne l’avait pas : Mme Moracchini avait omis de la lui remettre.

Une fois la cassette obtenue, le juge s’est aperçu qu’elle était accompagnée d’un aimable message du procureur de Djibouti, Djama Souleiman :  » Salut Marie-Paule, je t’envoie comme convenu la cassette vidéo du transport au Goubet. J’espère que l’image sera satisfaisante. J’ai regardé l’émission “Sans aucun doute” sur TF1. J’ai pu constater à nouveau combien madame Borrel et ses avocats sont décidés à continuer leur entreprise de manipulation. Je t’appellerai bientôt. Passe le bonjour à Roger – Le Loire – s’il est déjà rentré, de même qu’à JC Dauvel – le procureur adjoint – . A très bientôt, je t’embrasse, Djama. « 

Le sang de Me Morice n’a fait qu’un tour : il a écrit à Elisabeth Guigou, la garde des sceaux – qui n’a jamais répondu. Il accusait les magistrats d’avoir  » un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté « , propos repris dans Le Monde du 8 septembre 2000, où Me Morice ajoutait que le mot manuscrit démontrait  » l’étendue de la connivence  » entre le procureur de Djibouti et les juges français.

Ces accusations n’ont pas été sérieusement contestées. La représentante du gouvernement français a reconnu mercredi que ces fautes, si elles étaient avérées, tombaient sous le coup de la loi pénale. Mais les deux magistrats n’ont jamais été inquiétés, au contraire, ils ont porté plainte et fait condamner en diffamation Me Morice et Le Monde, condamnation confirmée en 2009 en cassation.

Me Morice, qui ne lâche pas facilement prise, a saisi la Cour européenne, qui lui a donné raison sur un point en 2013 : il y avait eu un manquement aux règles du procès équitable, parce que l’un des dix conseillers à la Cour de cassation, Jean-Yves Monfort, avait neuf ans plus tôt assuré Marie-Paule Moracchini de son soutien dans une autre pénible affaire qui avait valu à la juge de sérieux ennuis.

En revanche, la Cour ne l’a pas suivi sur ses propos  » particulièrement virulents  » dans Le Monde. Me Morice a obtenu, procédure rare, un réexamen de l’affaire, et les 17 juges de la Grande chambre de la Cour européenne se sont ainsi penchés mercredi sur le dossier.

Nathalie Ancel, pour le gouvernement français, a bien résumé la situation : la Cour autorise une très large liberté d’expression aux avocats en audience, mais, hors du prétoire, ils doivent s’exprimer  » avec mesure  » et les propos de Me Morice lui semblent  » clairement de nature à saper la confiance en la justice « .

 » Dysfonctionnements « 

Me Morice, soutenu par tous les avocats français et le million d’avocats du Conseil des barreaux européens, a au contraire estimé qu’il était de son devoir  » de révéler les dysfonctionnements de la justice « . Son avocat, Me Laurent Pettiti, a rappelé que depuis 1959 la Cour suprême américaine  » a jugé qu’un avocat pouvait critiquer vertement des magistrats « .

Nicolas Hervieu, spécialiste de la jurisprudence de la Cour, s’est attaqué au plus gros morceau : la liberté de parole de l’avocat hors du tribunal. Il a rappelé que la Cour a reconnu aux avocats  » le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice « , même si cette liberté n’est évidemment pas absolue :  » les attaques destructrices dénuées de fondement sérieux « , selon la formule de la Cour, ne sont pas admissibles. Or, les propos de Me Morice ne sont pour lui ni des injures ni dénués de fondements sérieux :  » Ce qui sape l’autorité des tribunaux, ce n’est pas la dénonciation de dysfonctionnements judiciaires, c’est l’existence même de ces dysfonctionnements. « 

Il a fait observer qu’il n’y a pas de différence de nature entre la parole d’un avocat à l’audience et hors du tribunal. Le président Dean Spielmann lui a demandé s’il réclamait une immunité pour les avocats – Nicolas Hervieu a senti le piège et répondu qu’évidemment non : il souhaitait  » tout simplement un prolongement de votre jurisprudence « , que la liberté d’expression soit reconnue aux avocats, dans l’exercice de la défense, sans  » attaques destructrices « . L’arrêt sera probablement rendu début 2015.

Franck Johannès

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