Un très bon article sur l’intérêt de la presse

Lecteur assidu du journal ‘Le Monde’ que je suis, je ne peux qu’applaudir des deux mains à ce bel article. Cet article affirme que l’on ne fait pas de la presse avec un contenu basé sur les désirs de tout à chacun. La presse, c’est l’information, et lorsque l’on s’informe uniquement sur ses centres d’intérêts, on est moins informé que lorsque l’on reste ouvert à toute l’actualité…

C’est ce simple fait qui est rappelé ici et dont on dit justement que la presse ne peut être assimilé à un ensemble disparate d’articles destiné à être lus et appréciés. Au contraire, l’information, dans son ensemble, doit être contenue et traitée par des journalistes compétents dont la passion est la fourniture d’informations, tous domaines confondus…

Pour le reste, l’article résume bien mieux les choses que je ne pourrai jamais le faire : bonne lecture 😉

Un article du journal ‘Le Monde’ daté du 10 décembre 2014

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 » Tu déconnes, Mark… « 
Le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, projette de lancer un concept de  » journal quotidien personnalisé  » triant l’information en fonction du  » profil  » de chacun

Reconnaissons-le, Mark (Zuckerberg)  : tu as été visionnaire avec Facebook. Bravo pour ce coup de maître. Mais quand tu affirmes, le 6  novembre, à propos de tes ambitions dans la présentation de l’information  :  »  Notre but est de bâtir le parfait journal personnalisé de tout le monde  « , tu affoles le secteur de la presse, tu fais une petite erreur d’analyse et, au passage, tu peux devenir une menace pour la démocratie.

Reprenons ton analyse  :  »  On retrouve beaucoup de journaux ou de canaux médiatiques sur lesquels les gens se branchent, et ils ont tendance à ne pas être personnalisés  « , dis-tu.  »  Vous pouvez lire votre journal local ou un grand quotidien, regarder une chaîne de télévision, et c’est essentiellement la même information qui vous est transmise, à vous comme à des centaines de milliers, voire des millions de personnes.   » Alors tu veux proposer un quotidien en ligne automatisé, et personnalisé.

C’est vrai, des algorithmes peuvent composer un quotidien sur mesure pour chaque internaute. En tenant compte de ses centres d’intérêt, de ses échanges personnels, des images qu’il met en ligne comme de ses propres  »  posts  « ,  »  j’aime   » ou  »  partage  « , l’ordinateur est tout à fait capable de ressortir et d’organiser les informations qui l’intéressent.

Mais là où tu fais erreur, Mark, c’est que ce ne sera jamais un  »  journal  « , comme tu le prétends. Cela ne peut pas être du journalisme. Toute la magie d’un journal, c’est de faire une proposition éditoriale vers un public qui l’a choisie pour des raisons géographiques (pour les locaux et les régionaux), politiques, générationnelles, etc. Cette proposition s’inscrit dans une limite physique (le nombre de pages, le nombre d’écrans, etc.) qui tient compte du temps disponible du lecteur  : s’il n’a que trente minutes par jour à consacrer à son information, et même en partant du principe qu’il ne s’attardera que sur une petite partie du contenu proposé, nul besoin de lui proposer 300  pages ou équivalent…

Cette proposition doit également mixer intelligemment les informations  »  indispensables   » (qui forgent le socle de connaissances communes d’une société et permettent le vivre ensemble) avec les articles sectoriels (pour telle ou telle partie du lectorat) et avec les papiers  »  surprises  « , permettant de proposer aux lecteurs une vision différente, originale, sur des sujets qui ne les auraient sans doute pas intéressés a priori. L’actualité est tellement riche que le simple choix entre la multitude de sujets potentiels est un choix journalistique essentiel. Et le tout dans une hiérarchie organisée, où l’équipe de rédacteurs présente sa vision de l’actualité, mettant en avant ce qui lui paraît important, en retrait ce qui, pour elle, l’est moins.
l’émotion, plus que l’information

Tu vois que donner à chacun  »  son   » journal, de façon automatique comme tu veux le faire, est très loin de cela. Que trier l’information en fonction de ses goûts, ses centres d’intérêt affichés, c’est renforcer chacun dans ses convictions, ses croyances, sans jamais, ou rarement, le confronter à l’altérité, à ce qui sort de son champ normal de vision et à sa culture personnelle. C’est l’empêcher de devenir plus grand, meilleur, d’évoluer tout simplement, en confrontant sa vision du monde à celle des autres.

Donner à chacun  »  son   » journal, c’est considérer qu’une personne est un bloc qui ne peut évoluer qu’à la marge, et qu’il faut donc le renforcer dans son être du moment en lui proposant ce qui l’intéresse ou peut l’intéresser aujourd’hui, en tenant sans doute compte de sa capacité (ou de son incapacité) à lire de longs articles, en privilégiant donc souvent le court, la vidéo, la photo. Soit l’émotion, plus que l’information. Donner à chacun  »  son   » journal, calculé par algorithme, c’est décider que certains articles décalés, qui ne rentrent pas dans les cases habituelles, ne seront quasiment plus vus par personne.

Penses-tu, par exemple, qu’un algorithme aurait proposé aux lecteurs l’histoire, tellement anodine, d’un cambriolage manqué dans un immeuble de bureaux de Washington  ? Penses-tu qu’un logiciel aurait proposé aux lecteurs, dans un quotidien parisien, un interminable article sur une prison dans un territoire situé à 8  000  km de Paris  ? Penses-tu qu’un ordinateur aurait mis en avant, dans un hebdomadaire français, le portrait d’un professeur d’économie anonyme prêtant de l’argent aux pauvres du Bangladesh  ? Je parle ici du  »  Watergate  « , du bagne de Cayenne par Albert Londres (que l’article fit fermer, tant le scandale fut grand), et de Muhammad Yunus, Prix Nobel dix ans après la parution de l’article, mais inconnu alors en France…

Maintenant, Mark, si on ne considère que l’aspect économique de ton projet, tu as en partie raison. Ne proposer que des articles devant intéresser le lecteur permet d’augmenter le taux d’attention et de lecture, et donc sans doute d’optimiser les revenus, publicitaires ou autres. Même si des magazines vivent très bien sans avoir cette approche, on ne peut nier que, sur Internet où le volume peut faire le cash, cette approche a du sens commercialement parlant. Et tu parles pour ta paroisse, Mark.

Mais si la presse est bien un acteur économique, tu ne peux pas la résumer à son aspect comptable et du coup nier son importance démocratique. Les journaux, les quotidiens d’information, n’ont pas pour seul rôle et mission de faire des profits (même s’il faut qu’ils en fassent, l’indépendance étant à ce prix). Ils participent aussi à la vie d’un pays, portant (dans le meilleur des cas) la plume dans la plaie, assurant un rôle de vigie pour éviter les dérapages des différents pouvoirs, et contribuant globalement à la culture commune et donc au lien social. Et ce n’est pas rien. Alors, tu vois, Mark, pourquoi tu déconnes avec ta promesse de  »  journal personnalisé réalisé par ordinateur   »  ? Et ne me dis pas qu’une machine est une garantie de neutralité  : un programme ne fait que ce qu’on lui dit de faire. Réfléchis à cela  : les citoyens, dans tous les pays, ont le droit à une presse libre. Et un algorithme n’a aucune idée de ce qu’est la liberté.

par Christophe Agnus

Christophe Agnus est journaliste, fondateur de journaux en ligne (L’Express.fr 1995 ; Transfert.net, 1998-2002) et dirigeant de sociétés de conseil en média numérique (Walabiz).

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