Il n’est pas tolérable que la rémunération des dirigeants mette en difficulté la pérennité de leur entreprise

Qu’un actionnaire soit rémunéré contre le fait qu’il détienne une partie de l’entreprise, soit. Qu’il considère l’entreprise comme une vache à lait et que sa rémunération mette en péril l’avenir même de l’entreprise, non !

Cette logique n’est pas tolérable car elle conduit à accentuer toujours plus les inégalités : le salarié qui se tue à la tâche voit son salaire rester stable au profit de certains patrons qui la saignent et n’hésiteront pas à aller investir ailleurs quand l’entreprise aura coulé…

C’est au rôle de nos politiques de faire payer à ces actionnaires s’ils coulent des boites en les faisant condamner lourdement pour « abus de bien social ».

Il faut donc rester vigilant et ne pas oublier que la gestion d’une entreprise doit se faire sur le long terme dans l’intérêt de tous.

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Des dirigeants rémunérés aux dépens de l’entreprise
Entre 2005 et 2014, 454 des 500 entreprises de l’indice Standard & Poor’s ont distribué en rachat de titres 3 700 milliards de dollars, soit 53 % de leur revenu net
L’exorbitant  » parachute doré  » de Michel Combes, le président d’Alcatel-Lucent passé chez Numericable-SFR, est la dernière polémique en date concernant la rémunération des dirigeants. Mais si l’indignation morale est justifiée, le problème de fond demeure : car ces systèmes de rémunération sont guidés par le principe, bien établi par la théorie économique et managériale, de la  » maximisation de la valeur actionnariale  » (MVA).

Au milieu des années 1980, cette nouvelle idéologie a prétendu qu’il convenait que les entreprises soient dirigées de façon à maximiser leur valeur pour les actionnaires. Elle a très rapidement dominé le  » top management  » des grandes entreprises américaines et les écoles de management.

Les théoriciens de la MVA prétendaient que les dirigeants d’entreprise tendaient jusqu’alors à favoriser des investissements inefficients. En mettant l’accent sur la question de l’efficience, ils arguaient qu’il était essentiel que les entreprises libèrent une part plus importante de leur  » free cash flow  » (leurs capacités d’autofinancement) pour rémunérer leur actionnariat. Pour inciter les manageurs à se comporter ainsi, la proposition centrale de cette théorie a alors été de promouvoir une rémunération des dirigeants plus étroitement liée à la valeur des titres.

Dès lors, ces dirigeants sont bien sûr devenus d’ardents partisans de la MVA. Ils ont œuvré avec zèle pour distribuer des milliers de milliards de dollars aux actionnaires en dividendes et rachats d’actions. Si les dividendes sont le moyen traditionnel de distribuer des revenus aux actionnaires en les remerciant de détenir des parts de l’entreprise, le rachat d’actions conduit, à l’inverse, à des manipulations des cours à la hausse, afin d’inciter les détenteurs d’actions à vendre les titres qu’ils possèdent.

Jusqu’au milieu des années 1980, les rachats d’actions sont restés limités ; le débat concernait alors la question de savoir si rémunérer l’actionnariat en dividendes à hauteur de 50 % du revenu net n’obérait pas les capacités d’autofinancement des entreprises et leurs facultés à assurer leur croissance. Or, mes recherches ont permis d’établir que, sur la décennie 2005-2014, 454 des 500 entreprises de l’indice Standard & Poor’s ont distribué en rachat de titres 3 700 milliards de dollars (environ 3 300 milliards d’euros), soit 53 % du revenu net des entreprises concernées, qui se sont ajoutés aux 36 % qu’elles ont dépensés en distribution de dividendes.

concentration du revenu
A partir de 1982, la Securities and Exchange Commission (le régulateur de la Bourse américaine) a permis aux entreprises d’échapper aux accusations de manipulation, même lorsque la quantité quotidienne de rachats dépassait les centaines de millions de dollars. Les entreprises ne sont même plus obligées de signaler leurs rachats quotidiens, ce qui permet aux dirigeants de demeurer les seuls détenteurs de ces informations stratégiques.

Or, les dirigeants bénéficient personnellement des rachats. En 2013, les 500 d’entre eux les mieux payés ont perçu des rémunérations qui se sont établies en moyenne à 32,2 millions de dollars, dont 84 % étaient liées aux ventes d’actions. Ainsi, les prescriptions de la MVA ont été à l’origine d’une concentration du revenu au profit des ménages les plus riches, en même temps qu’elles ont conduit à la destruction d’une part majeure des opportunités d’emplois que les grandes entreprises offraient jusqu’alors à la classe moyenne (voir W. Lazonick, Labor in the Twenty-First Century, www.theAIRnet.org).

Les théoriciens de la MVA prétendent que les actionnaires sont seuls légitimes à réclamer les profits de l’entreprise parce qu’ils sont les seuls à supporter le risque à prendre pour permettre à l’entreprise de générer lesdits profits. Ils ajoutent que les actionnaires sont à même de réallouer efficacement le revenu qu’ils perçoivent.

notion idéologique
Mais les actionnaires ne sont pas les seuls à supporter le risque. Les salariés qui fournissent temps et efforts au quotidien le font aussi en pensant aux perspectives d’emploi et de rémunérations que leur offrira l’entreprise à l’avenir. En cela, ils sont preneurs de risques et peuvent ne jamais récupérer leur mise. De la même manière, lorsque les contribuables financent les infrastructures, la formation et la recherche dont ont besoin les entreprises, ils le font en pariant qu’ils recevront demain des entreprises une part des profits qu’ils auront contribué à leur permettre de dégager. Ils courent alors le risque que ces profits ne viennent jamais et/ou que les entreprises obtiennent une baisse des taux d’imposition. Accessoirement, les actionnaires ne sont pas principalement des apporteurs de fonds aux entreprises : ils se contentent essentiellement de l’achat et de la vente de titres déjà émis.

Pour ces raisons, la notion si centrale aujourd’hui de  » free cash flow  » est profondément idéologique. Elle suggère que les entreprises peuvent considérer leurs liquidités comme étant  » libres « , c’est-à-dire disponibles pour leurs actionnaires, au détriment de leurs investissements dans l’innovation, de la garantie d’un emploi de long terme pour leurs employés et du versement des taxes aux Etats.

Toute tentative de rétablir les conditions d’une croissance stable et équitable de l’économie américaine se heurte ainsi frontalement aux prescriptions mortifères de la MVA, relayées par des organisations internationales comme l’OCDE. L’examen du cas américain devrait permettre à l’Europe de constater les méfaits qu’implique l’engagement dans cette voie.

Par William Lazonick

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