Quand le pays le plus puissant au monde n’est pas le plus démocratique

Est-il bien normal que ce pays, qui se dit le plus puissant au monde, traite une partie de sa population de cette manière en leur déniant leur droit le plus fondamental à une bonne santé ?

Sous principe économique, on n’a pas hésité à empoisonner l’eau d’une population pauvre…

Les Etats-Unis sont peut-être puissants, mais leurs dirigeants sont de tout petits hommes qui ne valent rien car ils renient à leurs concitoyens leur droit de vivre dans la dignité…

Honte sur eux !

Un article du journal ‘Le Monde’ daté du 28 avril 2016

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Du plomb dans les têtes

Les habitants de Flint, dans le Michigan, ont consommé à leur insu, d’avril 2014 à octobre 2015, de l’eau saturée de plomb. Dans cette ville à majorité noire dévastée par la crise, la population a perdu confiance dans les services sanitaires et exige la transparence de la part de ses élus

La jeune femme ne craque pas, mais les larmes ne sont jamais loin lorsqu’elle raconte son quotidien empoisonné. Longs cheveux bruns, maquillage discret, Jennifer Corona se confie dans une salle de l’école élémentaire où sont scolarisés ses jumeaux de 7 ans. A 30 ans, cette jeune mère au foyer a aussi deux filles de 15 et 11 ans. Depuis des mois, elle tremble pour la santé et l’avenir de ses quatre enfants. Depuis des mois, ses journées sont rythmées par une occupation d’un autre âge : récupérer assez d’eau potable pour satisfaire les besoins élémentaires d’une famille de six personnes.  » On utilise environ 80 bouteilles d’eau minérale chaque jour, pour boire, se laver, cuisiner… Aller chercher les bouteilles, les stocker au sous-sol, chauffer l’eau pour la toilette : c’est un job à temps complet « , raconte la mère de famille, entre colère et désespoir.

Comme les quelque 100 000 habitants de la ville de Flint, dans le Michigan, une ancienne place forte de l’industrie automobile américaine, la famille Corona est prise au piège d’un scandale sanitaire sans précédent, survenu sur fond de négligences politiques et d’erreurs administratives. A leur insu, les résidents de cette ville à majorité noire dévastée par la crise économique, ont, durant dix-huit mois, consommé de l’eau saturée de plomb. Depuis que l’affaire a éclaté, en septembre 2015, sous la pression d’une pédiatre inquiète des taux de plomb présents dans l’organisme de ses petits patients, les habitants ont basculé dans une autre dimension. Ils sont désormais obsédés par la pureté de l’eau et la transparence politique.

L’origine de ce désastre remonte au printemps 2014, après la décision controversée d’un gestionnaire nommé par l’Etat pour administrer la ville, décrétée en situation  » d’urgence financière  » depuis 2011. Soucieux de réaliser des économies, il entreprend de changer le système d’alimentation en eau de la ville et débranche les circuits qui la reliaient à Detroit, à une centaine de kilomètres au sud-est, pour pomper l’eau dans la rivière de Flint. Non seulement de sérieux doutes existent sur la qualité de cette eau, mais les autorités sanitaires locales omettent d’y adjoindre les produits destinés à éviter la corrosion des canalisations. D’avril 2014 à octobre 2015, l’eau qui arrive chez bon nombre des résidents charrie donc le plomb d’infrastructures anciennes, laissées en déshérence. Depuis, Flint s’approvisionne de nouveau à Detroit, mais les tuyaux corrodés et plombés sont toujours là.

odeur et couleur suspectes

D’étranges scènes se déroulent désormais dans la ville, jalonnée de maisons abandonnées par des habitants vaincus par la crise économique. Sur le parking de la First Trinity Missionary Baptist Church, à deux pas du centre-ville, sont entassées des dizaines de palettes de bouteilles d’eau. Dans un incessant défilé, des voitures s’arrêtent à la hauteur des volontaires qui remplissent jusqu’à ras bord des coffres grand format.  » On reçoit des dons privés de tout le pays « , assure Catrina Tillman, l’énergique jeune épouse du pasteur, dont les équipes distribuent aussi lingettes et liquide antiseptique pour éviter autant que possible d’utiliser l’eau. A la caserne des pompiers, les bouteilles sont payées par l’argent public, et de jeunes soldats les distribuentaux conducteurs pressés.

 » Dès les premières semaines après le changement de système, on a arrêté de boire l’eau du robinet : l’odeur, la couleur étaient suspectes « , explique Jennifer Corona en montrant sur son téléphone une vidéo où le liquide marron sort à jet discontinu du robinet de sa cuisine.  » Quand on a su qu’ils allaient utiliser l’eau de la rivière, on n’en croyait pas nos oreilles, soupire Rhonda Kelso, native de Flint. Plus personne n’ose s’y baigner depuis des années !  » Appuyée sur une canne, souffrant de multiples pathologies, la quinquagénaire exhibe elle aussi une photo. Un gros plan de la nuque de sa fille.  » Elle a 12 ans et a commencé à perdre ses cheveux, quelques mois après le changement « , raconte la mère de famille afro-américaine, contenant difficilement sa colère.  » Moi, on m’a trouvé du plomb dans le foie. J’ai payé des impôts pour me faire empoisonner !  » Malgré les filtres distribués depuis des mois, certains foyers continuent de rincer la vaisselle à l’eau minérale, limitent la durée des douches et ont proscrit les bains.

A l’inquiétude des habitants, maintenant très au fait des effets du plomb sur l’organisme – troubles du développement et du comportement pour les enfants exposés avant 6 ans, risques de stérilité… – s’ajoute une immense colère contre les autorités.  » On n’aurait jamais imaginé vivre ça dans un pays qui n’est pas dans le tiers-monde « , lance avec amertume Karen Christian, présidente de l’association des enseignants de Flint, qui se bat pour que la ville embauche des infirmières scolaires et que des tests cognitifs soient réalisés sur les enfants touchés.

 » Quelques semaines après le changement, quand on a commencé à poser des questions, l’ancien maire – Dayne Walling, battu en novembre 2015 – s’est présenté avec un verre d’eau trouble en nous assurant que l’on pouvait la boire sans crainte « , se souvient Elnora Carthan, une élégante septuagénaire en tailleur noir, partie prenante dans l’une des plaintes ouvertes contre le gouverneur. La mairie se contentait de conseiller aux habitants de laisser couler l’eau une dizaine de minutes avant de la consommer.  » Mais elle ne proposait pas de payer la facture !  » Comble de l’impéritie des services de santé, pendant plusieurs semaines les autorités ont recommandé de faire bouillir l’eau, pour reconnaître après-coup que les effets du plomb étaient ainsi pires encore. Depuis, des panneaux d’avertissement rédigés en anglais et en espagnol ont fleuri dans la ville :  » Faire bouillir votre eau n’élimine pas le plomb. « 

Des interrogations demeurent sur la bonne foi des responsables politiques. L’Etat et la ville assurent avoir suivi les directives des agences sanitaires, sans recevoir les alertes nécessaires ; les agences, elles, reconnaissent tout juste n’avoir pas agi assez vite. Pour l’heure, seuls deux fonctionnaires ont été démis de leurs fonctions. Des enquêtes judiciaires et administratives sont en cours et le gouverneur républicain, Rick Snyder, auditionné mi-mars par le Congrès, a répété qu’il n’avait pas été informé des risques encourus par la population. La commission qu’il a lui-même mise en place a pourtant jugé, le 23 mars, que cette crise relevait  » d’erreurs de gouvernance, d’intransigeance, d’impréparation, de retards, d’inaction et d’injustice environnementales « .

 » Ils nous ont menti pendant deux ans « 

Rick Snyder s’est excusé mais a exclu toute démission, en dépit de pétitions l’exigeant et des appels sans ambiguïté lancés par les deux candidats démocrates à l’investiture pour l’élection présidentielle, Hillary Clinton et Bernie Sanders. Ces derniers sont venus débattre à Flint le 6 mars pour marquer leur solidarité avec la population et donner un coup de projecteur national sur cette crise inédite.

Sur place, les citoyens doutent que les responsables paient un jour.  » Personne n’ira en prison « , regrette Paula McGee, une habitante de Flint, ancienne star de basket devenue pasteure. Trachelle Young, une avocate de la ville, consacre bénévolement une partie de son temps à la class action engagée en novembre par des habitants contre le gouverneur. Dans ses locaux défraîchis, où s’empilent, comme partout, des packs de bouteilles d’eau, la jeune femme s’emporte contre un scandale  » prévisible et qui aurait pu être évité « .  » On va avoir des générations d’enfants malades, et c’est irréversible. Il faut que les responsabilités soient établies et que des fonds soient débloqués pour préparer l’accueil de ces enfants. « 

Au fil des mois, une méfiance infinie envers les autorités s’est ancrée dans les esprits à Flint.  » Ils nous ont menti pendant deux ans. Comment les croire à nouveau ? « , s’interroge Frances Gilcreast, présidente locale de l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP).  » Ils pourront peut-être réparer les canalisations, mais pas la confiance « , prédit-elle. Certains voient même dans cette affaire un déni de démocratie.  » Cette décision catastrophique a été prise par un gestionnaire de crise, pas par un élu. C’est comme si on nous avait privés de notre droit à la parole « , déplore Karen Christian.

A cette défiance s’ajoute la conviction que ce scandale sanitaire n’est pas arrivé à Flint par accident.  » On est pauvres, on est noirs, c’est souvent dans ces villes-là qu’est déclaré l’état d’urgence financière et que sont nommés des gestionnaires, qui prennent le pas sur les élus « , dénonce Frances Gilcreast. Sur ces terres démocrates, beaucoup soupçonnent aussi le gouverneur républicain d’avoir détourné les yeux du problème.  » C’est vrai qu’on ressent une forme d’irrespect pour ces populations pauvres, qu’elles soient noires ou blanches « , ajoute Paula McGee.  » Je ne connais pas de cas semblable dans une ville riche et blanche « , renchérit Paul Mohai, créateur du département de justice environnementale à l’université du Michigan.  » Le lien entre les forts taux de pollution et la concentration de populations noires est connu, mais le nombre de victimes potentielles, l’ampleur des dégâts font de Flint un scandale sans précédent « , ajoute l’universitaire qui s’étonne de l’inertie des autorités après les premières plaintes des habitants et les mises en garde de responsables locaux.

L’équipe de la nouvelle maire, Karen Weaver, une pédopsychiatre afro-américaine nouvelle venue en politique, veut croire que  » la période de méfiance est révolue « . Ce soir de mars, la jeune femme, juchée sur des talons aiguilles, a, pour une fois, de bonnes nouvelles à annoncer. Dans une salle de basket de la ville, dont une partie croule sous les packs de bouteilles, l’élue explique avoir obtenu de l’Etat 30 millions de dollars (26,5 millions d’euros) pour aider les habitants à payer leur facture d’eau.  » Ce n’est pas assez, bien sûr, et nous allons continuer à mettre la pression sur le gouverneur « , lance-t-elle sous les applaudissements d’une salle majoritairement noire. Faute de budget, les travaux de remise aux normes des canalisations ont à peine démarré. Au total, ils pourraient coûter 1,5 milliard de dollars et s’étaler sur plusieurs années. Dans l’immédiat, les multiples associations mobilisées pour aider la population ont déjà prévu de prolonger les  » mesures d’urgence  » – distribution d’eau, de filtres… – pendant au moins un an.

D’ici là, Jennifer Corona se sera peut-être résolue à faire tester ses enfants. Pour l’instant, elle a trop peur. Peur de découvrir qu’ils ont du plomb dans l’organisme. Peur de devoir admettre qu’elle n’y peut rien.

Stéphanie Le Bars


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