Nul ne peut être au dessus des lois

Dans cette affaire, l’immunité de l’Agence spatiale européenne doit être remise en cause. Il ne faut pas que l’Agence puisse exercer son propre pouvoir de sanction, car elle est juge et partie dans cette affaire, et que la justice se doit d’être indépendante.

Ses statuts prévoient que l’immunité peut être remise en question. Il est donc urgent que nos politiques pèsent de tout leur poids pour que l’immunité, dans ce dossier, soit levée et que la justice puisse faire son travail.

Un article du journal ‘Le Monde’ daté du 6 Novembre 2014

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L’enquête qui secoue l’Agence spatiale européenne
Après le suicide d’un salarié, la justice se heurte à l’immunité juridique de l’organisation
Dans leur maison de Sète (Hérault), Daniel et Denise Kieffer étalent sur la table du salon des photos de leur fils Philippe, souriant en haut du mont Blanc ou dans d’autres décors hors du commun. Les parents dressent le portrait d’un  » garçon sans problème  » et même regorgeant de vie, sportif accompli, musicien émérite, grand voyageur, polyglotte qui avait appris, en sus de l’indispensable anglais qu’exigeait son métier d’ingénieur, le russe, le néerlandais et le japonais.

C’est un autre Philippe Kieffer, un total étranger, que dépeint son employeur. Le Français travaillait depuis 2003 à l’Agence spatiale européenne, plus précisément à l’Estec, son centre technique basé à Noordwijk, aux Pays-Bas. Les rapports, les évaluations annuelles et les échanges de mails décrivent un individu  profondément asocial. Ils évoquent un ingénieur brillant mais incapable de travailler en équipe, un salarié s’affranchissant sans cesse de sa hiérarchie, irritant ses collègues par son refus du compromis, au point que certains ont publiquement demandé son départ.

Apparaît aussi  une personnalité fragile, souffrant d’un  » manque significatif de communication « , et même atteint de  » désordres autistiques « , selon un  diagnostic de  la psychologue de l’entreprise qui lui conseilla de suivre une thérapie.

Alors qui était exactement l’homme âgé de 38 ans retrouvé, le 20  décembre  2011, pendu dans l’escalier de sa maison de Leiden, aux Pays-Bas ? Pourquoi s’est-il suicidé ?  » Voilà trois ans que je souffre le martyre sur mon lieu de travail. Il fallait y mettre un terme « , écrit-il dans une lettre d’adieu à ses parents, retrouvée sur les lieux.  » Il a craqué « , assure Daniel Kieffer, qui évoque une méthodique entreprise de destruction professionnelle.

Le fils consignait au quotidien cette pression dans un journal intime que la famille a lu avec effroi après sa mort. Y sont décrites de multiples vexations comme ce jour de novembre  2009 où un supérieur lui retira publiquement un dossier et le renvoya de la réunion, en lui criant :  » Je ne veux plus te voir. « 

 » Une chaîne d’omissions « 
Les parents ont déposé une plainte pénale devant la justice française pour harcèlement. Ils accusent la hiérarchie directe de l’avoir poursuivi de son hostilité et la direction, notamment des  ressources humaines, d’avoir été  sourde aux alertes.  » Le suicide de Philippe Kieffer a pour cause des problèmes de travail « , ne disconvient pas un rapport d’audit interne commandé juste après le drame.

Son geste est  » dû à une chaîne d’omissions non intentionnelles mais fatidiques à de nombreux échelons « , poursuit le document. Il conclut cependant que  » le harcèlement ne peut être démontré « . La direction réfute également toute mise au placard de son employé et dément qu’il avait été décidé de ne pas renouveler son contrat.

Après une enquête préliminaire, une juge d’instruction parisienne a été saisie en  2013. La magistrate a délivré une commission rogatoire internationale afin d’entendre les protagonistes français mais aussi italiens, néerlandais ou britanniques. Elle a aussi demandé l’accès à des documents internes. Mais ses investigations se heurtent à un écueil : le  statut juridique de l’Agence spatiale européenne, dont le siège social est à Paris. La convention de 1975 qui crée l’ESA, selon son acronyme anglais, prévoit l’immunité de l’agence et de ses employés.

L’Agence spatiale européenne n’a donc accepté de laisser témoigner que les employés qui le souhaitaient. Aucune mise en examen n’est possible. Le service juridique de l’Estec a par ailleurs refusé de remettre les pièces demandées. La juge a réitéré ses demandes au directeur général, le Français Jean-Jacques Dordain, qui lui a répondu par une fin de non-recevoir aussi courtoise que ferme.

L’ESA refuse de parler du fond de l’affaire Kieffer, invoquant la procédure. Mais elle fait valoir que l’immunité accordée en  1975 se justifie par le  caractère international de l’entreprise. Les 2 200  salariés sont de vingt nationalités et travaillent dans dix pays d’Europe. Il aurait été  impensable de multiplier les droits des Etats membres applicables. Mais  » immunité ne veut pas dire impunité « , poursuit-on à l’ESA.

Une enquête  interne  est en cours au sein de l’entreprise  et  le dossier est aujourd’hui devant une commission de recours interne qui doit se prononcer le 7  novembre. Cette dernière est  formée de trois juges internationaux nommés par le conseil de l’agence. Cette commission a été jugée impartiale par la Cour européenne des droits de l’homme, fait-on valoir  à l’ESA.

Verrou juridique
 » L’agence est juge et partie « , conteste Me Frémaux.  » Ils veulent  laver leur  linge sale en famille « , estime Daniel Kieffer.  La juge française, elle, essaye toujours de lever le verrou juridique. Elle  a saisi le ministère de la justice du blocage de droit. En cas d’échec, le dossier pourrait être définitivement clos.

C’est ce que redoute la famille Kieffer dont le fils est enterré dans le cimetière de Py, celui  de Georges Brassens. Denise Kieffer montre la lettre de condoléances reçue de l’ESA après la mort de leur fils.  » Toute la transparence sera donnée de notre part aux enquêtes qui seront faites sur la disparition de Philippe. Toute l’aide que vous pourriez solliciter vous sera fournie « , y est-il écrit.  » De belles paroles « , murmure la mère.

Benoît Hopquin

Immunité

Le fonctionnement de l’Agence spatiale européenne et de ses 2 200 membres est régi par une convention de 1975. Elle prévoit à son annexe 1 :  » L’agence bénéficie de l’immunité de juridiction et d’exécution. (…) Le conseil a le devoir de lever cette immunité dans tous les cas où son maintien est susceptible d’entraver l’action de la justice et où elle peut être levée sans porter atteinte aux intérêts de l’agence. « 

Une formulation ambiguë qui peut donner lieu à toutes les interprétations juridiques.


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